Aujourd’hui à Montpellier, « aller à Maïmonide » est une formule que tout le monde comprend. Elle signifie « aller à l’Institut Maïmonide », lequel fait partie depuis 2000 du paysage culturel montpelliérain.
Quels liens donc entre Maïmonide et Montpellier ?
A priori aucun ! Maïmonide (Cordoue 1138- Fostat 1204) est un Andalou, qui a fui les Almohades dans un XIIe siècle rigoriste, et qui s’est dirigé vers le versant oriental (Fez où il pourrait avoir simulé un temps la conversion à l’Islam, Saint-Jean d’Acre (1165), puis le vieux Caire à Fostat) ; ses coreligionnaires qui ont fui semblablement sont, eux, venus en Occident, si près de Montpellier, à Lunel (Judah ibn Tibbon), à Narbonne (Joseph Kimhi).
Justement ! C’est cette «Internationale » andalouse (la formule est du professeur Moshe Idel de l’Université Hébraïque de Jérusalem en Israël, venu à l’Institut Maïmonide en 2008) réfugiée dans les terres occitanes qui y a introduit les écrits de ce « Moïse d’Egypte » comme les textes du Moyen Âge le définissent.
Des Devoirs du Coeur au Guide des Perplexes
Nos juifs andalous, sollicités sur place par les lettrés de Lunel – haut lieu de la pensée rabbinique – commencèrent à traduire des œuvres juives d’expression arabe telles que Les devoirs du cœur de Bahya ibn Paquda. Dans un second temps, l’œuvre de Maïmonide va jouer un rôle majeur. On commence par traduire le Michné Tora, puis on s’intéresse à tout ce qu’a écrit le philosophe de Cordoue. Une correspondance va s’établir entre ce dernier et les juifs de la Provintzia : Maïmonide va prodiguer des conseils à Samuel ibn Tibbon (d’origine certes grenadine, mais né dans le Midi) chargé de traduire le Guide des Perplexes : il lui recommande alors les livres à lire, et notamment Aristote – mais dans telle traduction plutôt que dans telle autre- ou ibn Rushd (Averroès).
En achevant de traduire le 30 novembre 1204 en hébreu l’opus magnum de Maïmonide (traité arabe en caractères hébraïques), le fils de Judah, Samuel, introduisait en Languedoc la vigoureuse pensée maïmonidienne, novatrice.
En effet, véritable « best-seller » de l’époque, le Guide d’Abu Imran Musa ben Maïmun qui conciliait les postulats de la religion juive et de la philosophie aristotélicienne, allait bouleverser de fond en comble la quiétude paisible et studieuse des judaïcités du Midi : paisible parce que le XIIe siècle fut un siècle de prospérité pour les juifs du Midi languedocien ; studieuse parce que Bible et Talmud s’étudiaient, les sciences religieuses fleurissaient, et il n’est qu’à citer à cet égard Meschulam de Lunel et ses fils, un lignage local de mécènes qui fut à l’origine – comme l’a montré Gad Freudenthal au Colloque de Montpellier de décembre 2004 – du formidable mouvement de traductions des œuvres ibériques juives d’expression arabe – langue savante de l’Andalousie d’alors – vers l’hébreu. Samuel – désigné par le grand lettré Jonathan ben David ben Cohen de Lunel pour traduire le Guide – s’était donc mis en relation épistolaire avec le grand Maïmonide.
Et une lettre souvent citée de Maïmon à Tibbon qui vit alors à Marseille – missive qui souligne d’ailleurs l’excellence des savants juifs phocéens (« ces docteurs versés dans la loi et le droit, qui habitent Marsiglia ») – a été envoyée en fait à Montpellier !: « Elle nous est parvenue la question consultative de nos amis et connaissances, les docteurs versés dans la loi et le droit, qui habitent la ville de Marseille (Marsiglia) […] Dieu les protège, augmente leur savoir et les fortifie de plus en plus dans l’étude de la Tora ! Qu’il envoie sa bénédiction à leurs affaires et à toutes leurs entreprises ! ».
Omniscience divine ou liberté humaine ?
Traduit en terre occitane, le More Nevukhim, suscita engouements et rejets, son auteur se trouvant vite dénoncé autour des années 1230-35 à travers ses écrits, puis indirectement impliqué au tout début du XIVe siècle (vers 1302-1306) lorsque seront contestées l’interprétation allégorique des Ecritures, et la licéité de l’enseignement de la philosophie à la jeunesse juive.
Montpellier a été en grande partie le théâtre de ces célèbres Controverses lors deux épisodes. Dieu des Pères ou Dieu d’Aristote ? Eternité ou création de l’univers ? Omniscience divine ou liberté humaine ?
Dans le Midi, les esprits conservateurs soucieux de l’intégrité de la foi et de la tradition juives accueillirent le Guide traduit dans leurs terres avec suspicion : allant plus loin, le chef spirituel de la communauté montpelliéraine, Salomon ben Abraham, sollicita les rabbins du Nord, de Tsarfat, qui allèrent jusqu’à prononcer en 1230 une excommunication ! Les Montpelliérains auraient même osé amener la discussion devant l’Inquisition à peine installée dans le Midi, et dénoncer les écrits maïmonidiens aux Dominicains, et au légat pontifical chargé de réprimer l’hérésie cathare à Montpellier. En faisant intervenir l’Eglise – peu fâchée de détruire des doctrines philosophiques menaçantes – l’opposition au Maître de Cordoue avait entamé là une démarche peu glorieuse. Si le Sefer ha-Mada (« Introduction philosophique au Code maïmonidien »), et le Guide lui-même ont pu être condamnés à Montpellier (passages détruits ? brûlés ?) vers la fin de l’année 1232, l’affaire montpelliéraine constituait là un sombre prélude à la crémation du Talmud survenue huit ans plus tard à Paris, dans le royaume de France, au terme de la célèbre Dispute déroulée sous Saint Louis et sa mère Blanche de Castille. L’événement, considérable, fut-il réel ? : a-t-on vraiment détruit par le feu le texte de Maïmonide ? La relation de ces faits est rapportée par Hillel de Vérone (1220-1295) écrivant un demi-siècle plus tard qu’il y eut intervention des rabbins du Nord de la France, et que le Guide aurait été brûlé par des instances non-juives. Après le profond malaise installé dans les esprits, la querelle s’assoupit dans le Midi ; mais elle sommeillait, se réveillant vers 1303-1306, autour du problème de la philosophie.
Passions montpelliéraines
Vieux débat, jamais résolu ; le conflit s’étira trois ans, engagé par rabbi Abba Mari ha Yarhi (de Lunel), installé à Montpellier, qui lança une campagne féroce contre les partisans de la raison. Il proclama « hérétiques » l’enseignement et l’exégèse rationaliste, danger pour la croyance et la pratique, et requit l’autorité rabbinique de Barcelone, Shlomo ben Adret afin qu’il interdise, de tout son poids, l’étude des sciences profanes jusqu’à un âge avancé. Embarrassé, le maître catalan, disciple de Jonas de Gérone et de Nahmanide, s’adressa ainsi à Abba Mari :
« Il semble que tu crois que nous n’avons aucun intérêt pour la science profane… ce n’est pas notre cas, puisque nous connaissons ces nobles sciences et sommes très bien informés sur leur nature… ».
Bien que répugnant au départ à s’immiscer dans les affaires languedociennes, il finit par lancer à la Synagogue même de Barcelone un anathème, le 31 juillet 1305, contre ceux qui étudieraient les livres « grecs » traitant de métaphysique. L’interdit qui ne vaudrait qu’avant l’âge de 25 ans, ne visait ni la Logique, ni les mathématiques, ni l’astronomie, ni la médecine, ni d’ailleurs les ouvrages de Maïmonide : « … contre tout membre de la communauté qui, ayant moins de 25 ans, étudierait les ouvrages des Grecs sur les sciences naturelles ou métaphysiques, soit en langue originale, soit en traduction… parce que ces sciences séduisent (les étudiants) et détournent leurs cœurs de la Loi d’Israël, qui transcende la sagesse des Grecs ».
La colère enfla : une partie de la communauté de la « Ville du Mont » riposta par une contre-excommunication contre quiconque empêcherait ses enfants d’étudier les sciences proscrites.
Dans ce climat de passions – qui témoigne en même temps de la vitalité du judaïsme languedocien – tomba comme un couperet l’édit d’éviction de Philippe le Bel (22 juillet 1306), le monarque français vouant au bannissement aussi bien les adversaires de la philosophie que ses partisans.
Hippocrate, Euclide, Averroès …
Cette atmosphère houleuse n’avait pas empêché d’ailleurs la vogue des écrits maïmonidiens et philosophiques ; au sein certes du célèbre lignage de souche andalouse : Moïse ibn Tibbon (1240-1283), fils de Samuel, grand traducteur (pas moins d’une trentaine de traductions la plupart effectuée à Montpellier) transposa en hébreu les traités médicaux de Maïmonide, et aussi bien Hippocrate, Avicenne, Rhazès, Euclide, Averroès, al-Farabi ; Jacob Anatoli (1194-1285), gendre de Samuel, auteur du Malmad ha-Talmidim (« L’Aiguillon pour les disciples »), pourrait bien de son côté, selon Gad Freudenthal, avoir traduit en latin Maïmonide à la Cour de l’empereur Frédéric II.
L’intérêt pour la « sagesse » et la philosophie se cultivait chez ces « intellectuels » ; jusqu’au dernier des Tibbonides, Jacob ben Makhir ibn Tibbon, dit Profacius, ou Don Profiat (occitan) grand traducteur aussi (d’Euclide, d’ibn Aflah, Aristote, Averroès), qui, défendant les sciences profanes et la philosophie, s’adressait ainsi à ben Adret de Barcelone :
« Nous devons démontrer aux Gentils notre connaissance et notre compréhension de ces disciplines : pour qu’on ne dise pas : ils sont dénués de tout savoir et de toute science.( Il nous faudrait suivre la voie des Gentils – des plus éclairés d’entre eux. Ils ont traduit les ouvrages scientifiques dans leurs diverses langues. Ils respectent les sciences et ceux qui en sont maîtres, et peu importe de quelle croyance ils sont.. Ne pas s’attirer le mépris des Gentils ».)
Pleinement montpelliérain, il collabora justement avec ses collègues chrétiens dont Armengaud Blaise, traduisant à quatre mains son propre travail (Quart de cercle) de l’hébreu au latin par le biais de la langue vernaculaire.
Expulsions et rappels de juifs
Les juifs reviendront à Montpellier, rappelés en 1315, renvoyés en 1322, à nouveau rappelés en 1360 pour être définitivement exclus du Royaume de France en 1394, après l’arrêt ultime de Charles VI. Il y eut donc par intermittence des retours, mais la faste période du judaïsme montpelliérain était close.
Il s’ensuivra une longue période sans juifs, mais avec des Marranes, comme la famille des Catalan, des Labia, des Falco ou des Saporta, décrits par les Frères Platter.
Il y aura aux temps contemporains l’intégration tout au long du XIXe des Juifs dans la société française suite à la Révolution Française, leur émancipation (la France est le premier pays européen à émanciper les Juifs) découlant de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1791, l’épisode des étudiants juifs sionistes (début XXe), et les sombres heures de la Shoah où populations juives françaises et apatrides seront détruites par le nazisme et le Gouvernement de l’Etat Français de Vichy.
Maïmon sur le Mont à travers les âges
Pour la période immédiate, avoir réinstallé dans la Ville Maïmonide, tient du prodige, de la magie. C’est un processus qui doit pour beaucoup à Georges Frêche, ancien Maire de Montpellier et Président de la Région Languedoc-Roussillon (2004-2010), tant pour la redécouverte du Mikvé du XIIe restauré en 1985, que pour la création de l’Institut en 2000 aux côtés de René – Samuel Sirat, Président fondateur et Guy Zemmour, Président délégué. Pour mémoire, la palette de conférenciers et universitaires qui sont intervenus à l’Institut depuis dix ans, autour de la vie et de l’œuvre du Médecin de Cordoue: Paul Fenton, professeur à l’Université Paris IV Sorbonne (le 03/07/2000, « Le rayonnement de Maïmonide entre l’Egypte et la Provence »), Maurice Ruben-Hayoun (le 20/12/2000, « Concilier foi et raison, un débat d’actualité ? L’héritage de Maïmonide, Averroès et Thomas d’Aquin »), Gilbert Dahan directeur d’études à l’EPHE (le 11/10/04, « L’apport de Maïmonide à la pensée chrétienne au XIIe et au XIVe siècle »), le Pr. Charles Sultan de l’Université de médecine de Montpellier (le 10/03/05, « Maïmonide, un médecin visionnaire »), Tony Lévy, chercheur au CNRS (le 05/12/05, « De Cordoue à Fustat/Le Caire : Moshe ben Maymon, sa vie et son œuvre, 1138-1204 »), Moshe Idel, Université de Jérusalem (le 27/05/08, « Maïmonide et la mystique juive »), etc.
La IIIe Université juive d’Eté de l’Institut avait réuni du 16 au 22 juin 2004, année du 800e anniversaire de la mort du médecin de Saladin, les universitaires José Hinojosa Montalvo (Université d’Alicante, communication « Maïmonide, l’Andalou »), de Manuel Forcano (auteur d’une thèse à Barcelone sur la Lettre apologétique de ha-Penini ; communication : « La IIe querelle maïmonidienne (1305-1306). Le rôle de Yedahiah ha-Penini de Béziers »), Mireille Loubet (du Centre Paul-Albert Février d’Aix-en-Provence, « Le piétisme, une mystique au carrefour du judaïsme et de l’Islam »), Colette Sirat (de l’IRHT), Marc Geoffroy (du CNRS, IRHT) et Martin Morard (Institut Catholique de Paris), autour de « L’actualité politique et philosophique d’Averroès, Maïmonide et Thomas d’Aquin ».
Sans omettre le Colloque Des Tibbonides à Maïmonide. Rayonnement des juifs andalous en pays d’Oc médiéval, déroulé à l’Institut les 13-14 décembre 2004.
L’Institut prend ses quartiers … juifs !
L’Institut Maïmonide est installé dans le quartier juif médiéval de Montpellier, dans un espace ouvert où se développèrent, il y a sept cents ans – les passions maïmonidiennes et anti-maïmonidiennes. Il n’est pas interdit de penser que dans la sinagoga judeorum dont on a trace archivistique latine en 1277 et qui est en instance de restauration, un Jacob Anatoli gendre du traducteur de Maïmonide, a pu faire ses sermons qui suscitaient l’ire des conservateurs.
La Municipalité a érigé en 2008 – avec l’aide de l’Institut et de la NGJ – sept vitrines didactiques offertes aux passants qui relatent l’Histoire singulière des juifs de Montpellier, et rapportent entre autre l’influence de Maïmonide en médecine.
La Ville de Montpellier avec à sa tête l’ancien premier magistrat, Hélène Mandroux, a acquis en 2008, un Mahzor du XIVe siècle du rite de la communauté de Montpellier ! Sans omettre les fouilles archéologiques actuelles de la domus schole judeorum, menées par la municipalité. C’est dire si la vibrante histoire juive médiévale résonne dans la « Ville du Mont » ! Et Maïmonide en reste la figure emblématique, charismatique, la figure paradigmatique.
« Maimonides and Montpellier », Studia Judaica XVII, ed. Prof. Dr. Ladislau Gyemant, Cluj-Napoca, EFES, 2009, p. 181-191, par Michaël Iancu.
Michaël IANCU, docteur en histoire, directeur de l’Institut Universitaire Maïmonide-Averroès-Thomas d’Aquin et délégué régional du Comité Français pour Yad Vashem.